Conférence annuelle des ports européens (Espo) : En demande-t-on trop aux ports dans le contexte de la transition environnementale ?

Patrice Vergriete et Benoît Rochet

Patrice Vergriete, ministre des Transports, et Benoît Rochet, le directeur général du Port de Boulogne-Calais et vice-président de l’UPF.  

Crédit photo ©AD
Peut-on demander à la fois aux ports de réindustrialiser, produire des énergies décarbonées, ne pas consommer de foncier et protéger la biodiversité ? Le ministre français des Transports, Patrice Vergriete, qui a posé la question lors de la conférence annuelle de l'Espo, l'organisation européenne des autorités portuaires, n’est pas loin de penser qu'on en demande trop...

Faut-il que les ports européens soient suffisamment importants pour que la conférence annuelle de leur organisation professionnelle, qui a choisi la capitale française pour hôte cette année, ne soit pas dispensable par le ministre français des Transports, quand bien même ce dernier aurait la fibre portuaire en raison de son histoire territoriale ancrée à Dunkerque ?

À moins qu’il s’agisse pour un représentant du camp présidentiel de marquer la présence à la moindre occasion européenne... à quelques semaines d’un vote communautaire bien parti en France pour donner sa préférence au Rassemblement national face au parti de gouvernement encore à quai...

La 20e édition du rendez-vous annuel de l’Espo (European sea ports organisation, fédération des ports européens), couru par les présidents et directeur généraux de ports des autorités portuaires européennes et de ses parties prenantes, se tient actuellement (les 25 et 26 avril) au centre Comet Bourse à Paris, ville qui n’avait pas accueilli l’événement depuis plus près de deux décennies (2008).

L’ouverture a été assurée au pied levé par Stéphane Raison, le directeur général d'Haropa, le port fluviomaritime de l’axe Seine et vice-président de l’Union des ports de France (UPF), membre de l’Espo, pour remplacer le président, Jean-Pierre Chalus (directeur général du grand port maritime de Guadeloupe), en raison d’un problème de santé.

Elle a été suivie par un échange non protocolaire entre Patrice Vergriete, le ministre des Transports, et Benoît Rochet, également vice-président de l’UPF et directeur général du Port de Boulogne-Calais, port de ferries qu'il souhaite prochainement électriques et premier port de pêche national.

Zéno d'Agostino, président de l'Espo

Perturbations permanentes des chaînes d'approvisionnement

Traditionnellement, la Conférence de l’Espo est un temps où l’on zoome sur ce qui se passe dans les ports et où l’on dresse les perspectives géopolitiques, économiques et énergétiques auxquelles les directions portuaires doivent s’attendre en écho aux agitations du monde et aux derniers textes réglementaires.

Après s’être retrouvés en première ligne pour assurer la chaîne d’approvisionnement d’urgence de l’Europe [pandémie et guerre en Ukraine, le GNL transporté par la mer s’étant substitué au gaz acheminé par pipelines], la « nouvelle normalité » portuaire, dominée par des perturbations plus fréquentes des chaînes d'approvisionnement, des tensions géoéconomiques et géopolitiques, une plus grande volatilité sur les marchés de l'énergie et une concurrence internationale toujours plus féroce, rivalise avec toutes les injonctions réglementaires et environnementales que l'Europe a mises place au cours des cinq dernières années. Autant de bouleversements qui vont déclencher un « mur d’investissements » dans la prochaine décennie, validés par une étude de l'Espo, qui doit être présentée le 26 avril.

Les temps ont changé, les codes doivent suivre

Pendant des années, la conversation entre les ports a été dominée par la question de savoir qui a le plus de trafics, de tonnages, d’escales…Aujourd’hui, au regard des nouveaux rôles qui lui sont assignés en tant que partie intégrante de la solution européenne à la réindustrialisation, à la décarbonation, à la compétitivité, à la reconquête de souveraineté de l’Europe, le champ sémantique a dévié.

« La transition environnementale conduit à une véritable révolution portuaire, concède Zéno d’Agostino, président de l’Espo. Les défis auxquels les ports sont confrontés nécessitent une coopération entre les ports et avec d’autres parties prenantes. Nous ne pouvons plus raisonner en silos. L’écosystème portuaire élargi nécessite aussi de repenser la façon dont on les élabore les politiques portuaires ».

L’Espo estime notamment que la structure institutionnelle de l'UE n’est pas suffisamment intégrée lors qu'il s'agit de l'élaboration des nouvelles politiques énergétiques. « Le transport, et en particulier les ports, ne peuvent plus être discutés de manière isolée. Ils doivent être coordonnées. Une coopération plus étroite entre les directions de la Commission est par ailleurs nécessaire ».

Aussi, selon lui, les ports n'étant pas pris en compte dans les politiques énergétiques dans les domaines de l'économie circulaire et des stratégies carbone, les investissements en la matière, au retour plus faible et limité, sont plus risqués faute de soutiens financiers.

L’interpellation du président des ports italiens de l’Adriatique (Trieste et Monfalcone) n’est pas hors-sol alors que l'on arrive aux termes d'un cycle politique européen de cinq ans. Une mandature marquée entre autres par la mise en œuvre du système d'échange de quotas d'émission de gaz à effet de serre (ETS), des échéances en termes de connexion électrique à quai et des objectifs de production et d’importation d’hydrogène.

« La transition énergétique vers le zéro net d'ici 2050 n'est pas négociable. Cependant, l'obstacle à court terme revient à doubler la capacité du réseau pour atteindre 52 % d'énergie non fossile », rappellera Hari Vamadevan, à la tête des systèmes énergétiques de DNV pour la Grande Bretagne et l’Irlande. « L'hydrogène est un vecteur de carburant difficile. Actuellement, la demande ne représente que 5 % de l'énergie, mais nous aurons besoin de trois fois plus pour atteindre le niveau zéro d'ici à 2050 ».

Isabelle Ryckbost, déléguée générale de l'Espo depuis 2013, aux côtés de Patrice Vergriete, le ministre des Transports et Benoît Rochet, vice-président de l'UPF.

Attractivité à défendre

Propriétaires de grands complexes industriels, logeant des locataires à forte consommation d'énergie qui veulent avoir accès à l’énergie à coût compétitif, contraints de ne plus consommer de foncier alors qu'une production plus durable et circulaire exige plus de mètres carrés, les ports doivent néanmoins rester « attractifs pour les investissements étrangers », rappelle aussi Zéno d'Agostino

Peut-on demander à la fois aux ports de réindustrialiser la France, produire des énergies décarbonées, ne pas consommer de foncier et protéger la biodiversité ? Patrice Vergriete pose tout haut la question et n’est pas loin de penser qu'on en demande trop.

« Tout demander aux ports est peut-être un peu trop ambitieux voire tout simplement impossible. Il faut resserrer les objectifs sur la façon dont les ports peuvent contribuer globalement à la lutte contre le changement climatique », convient le représentant de l’État, seul intervenant qui s’exprimera en français, privilège de la fonction.

Tout en ayant une parole libérée, le président de la communauté urbaine de Dunkerque est dans son rôle de représentant du gouvernement et joue volontiers les VRP de la vision portuaire présidentielle sur les fameux axes Seine (une réalité avec Haropa Port, très fluvial, pas encore assez ferroviaire), Méditerranée Rhône-Saône (avec le port de Marseille, en réflexion), et Nord (avec le port de Dunkerque), « corridor amené à être orienté plus ferroviaire que les autres ». Si tant est que la feuille de route portuaire ait échappé aux principaux intéressés, les ports ne sont pas des « points » mais « des corridors qu’il s’agit de décarboner de bout en bout ».

Décarboner sans perdre en compétitivité ? « Il faut pour cela investir, investir, investir massivement », répond-il sans nier la rapidité avec laquelle il va falloir penser les transformations requises par la transition environnementale. « La société n’a jamais été confrontée à un changement aussi rapide et aussi puissant. La révolution industrielle a mis un siècle. Aujourd’hui, on doit faire les transformations en 20 ans ».

Christine Cabau-Woehrel, à la tête des actifs et des opérations du groupe CMA CGM, à une table ronde avec les CEO de North Sea Port (Daan Schalck), d'Hambourg (Jens Meier) et d'Helsinki (Ville Haapasaari).

À la caisse

Le financement est sans doute, à ce moment précis, le point d’interrogation le plus partagé dans l’audience. L’État va apporter son écot au besoin d’investissement à hauteur de 2,7 Md$ fléchés vers les ports français d’ici 2027, rappelle le ministre avant de pointer : « L’UE n’est clairement pas à la hauteur des enjeux des changements climatiques. C'est la réflexion essentielle qui doit l'animer dans les mois à venir et je l’ai déjà évoquée aux ministres des Transports européens. Les transports pesant environ un quart des émissions, les aides doivent représenter un quart des efforts financiers consacrés au changement climatique. »

Peut-on décarboner les ports tout en restant compétitifs, n'en démord pas Benoît Rochet. « C’est l’inverse : pour rester compétitifs, il faut décarboner », répond sans marquer la réflexion le ministre, pour lequel la question énergétique et celle de l’accompagnement de la décarbonation industrielle sont centrales.

« Les ports ont la responsabilité de porter l’énergie du futur. Ils seront demain des stations-service, certes de la mobilité maritime mais aussi de la réindustrialisation du pays », a-t-il invoqué, mentionnant le cas du port nordiste qu’il ne connaît que trop bien. « Être la première plateforme énergétique européenne décarbonée avec l’éolien et le nucléaire est un atout majeur pour Dunkerque. L’économie de ce territoire repose sur cette énergie décarbonée ».

Craintes pour les investissements portuaires

Ces propos, qui n’ont rien de nouveau dans la planète portuaire, font écho à ceux tenus par les PDG des ports d'Anvers-Bruges, de Duisbourg, de North Sea Port et de Rotterdam en amont du sommet européen de l'industrie des 17 et 18 avril. Les dirigeants appellent entre autres à fusionner les politiques climatiques et industrielles dans les plans quinquennaux, s’alignant en cela sur la « Déclaration d'Anvers pour un pacte industriel européen » émise par les industriels européens.

Les entreprises des secteurs de la chimie et de la sidérurgie sont implantées dans les ports en raison de l'approvisionnement en matières premières et en énergies (encore largement fossiles), rappelaient-ils, inquiets de les voir partir ailleurs sous l’effet conjugué de plusieurs facteurs. « Il s'agit d'émetteurs importants qui ont la lourde responsabilité de réduire rapidement leurs émissions de carbone (…) Cependant, les sièges sociaux, largement internationaux, s'interrogent sur leur avenir en Europe (…) Les entreprises à forte consommation d'énergie y sont confrontées à des coûts beaucoup plus élevés que dans d'autres parties du monde et doivent faire face à des lois et des réglementations plus complexes ».

Les ports européens sont aussi préoccupés par la grande loi climatique américaine adoptée en 2022 (IRA) et ses substantiels crédits d'impôts qui rendent ces territoires autrement plus attrayants pour le renouvellement nécessaire des installations industrielles. « Si les gouvernements ne font rien en retour, les investissements dans le développement durable en Europe stagneront et l'industrie se déplacera ».

Transitions

Puisque le monde est en transition, puisque les ports sont des catalyseurs des aspirations européennes à être durable, compétitive et intelligente, l’Espo a établi un mémorandum à l’intention des décideurs européens pour les cinq prochaines années.

Intitulé « Une Europe nette-zéro, intelligente, résiliente et compétitive : Les ports européens font partie de la solution », le document synthétise les neuf conditions requises pour assumer leurs nouvelles responsabilités en plus de leurs rôles traditionnels de porte commerciale de l'Europe, hub logistique, nœud d’énergie, cluster industriel…

Clarté des politiques (certaines sont incohérentes ou contradictoires actuellement) ; décloisonnement administratif (facilités dans l’octroi des permis encore trop corseté) ; intégration des ports dans l'élaboration des politiques énergétiques (pour dérisquer notamment les investissements) ; plus grande liberté de manœuvre dans leur gestion des investissements verts (pour financer les projets les plus judicieux en termes de réduction des émissions et éviter les actifs échoués) ; contrôler la compétitivité sans préjudice (comprendre : égalité d'accès aux financements) ; approche plus harmonisée pour lutter contre l'influence étrangère dans les ports (la Chine dans le viseur) mais sans nuire aux investissements étrangers ; cyber environnement intelligent, mais sûr et sécurisé…

Si le terme de décarbonation a été sur toutes les lèvres, s’est écrit dans toutes les lettres de l’alphabet, a martelé toutes les têtes, c’est un chiffre qui a in fine détourné l’attention, mise à l’épreuve par la densité des interventions des experts, économistes, universitaires… Le fameux « mur d’investissements », évoqué à plusieurs reprises, se matérialise par un engagement financier de 80 Md€ – 80 000 000 000 d’euros –, selon les estimations des ports européens...

Adeline Descamps

 

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