Rodolphe Saadé à l'Assemblée nationale : une seule taxe compte, celle de la transition énergétique

En quelques semaines, Rodolphe Saadé aura eu rendez-vous deux fois avec la représentation nationale à propos du même sujet : les bénéfices que son groupe a générés en temps de crise. Il a été entendu pendant une heure et demie le 27 septembre par les députés de la "mission flash" sur le sujet. Face à des députés bretteurs, le PDG du groupe de transport maritime et logistique a déployé ses arguments sur le thème des bénéfices qui peuvent être utiles et des taxes pas toujours efficaces.

« Si on vous comprend bien, vous nous dîtes qu’une taxation, qu’elle soit française, européenne ou mondiale, n’est pas à propos, mais si elle devait être mise en œuvre, il faudrait qu’elle soit mondiale. Vous savez très bien qu’un impôt mondial n’est pas une perspective qui pourrait se révéler rapidement. Repousser vers une échéance lointaine ne permet pas de répondre à nos exigences de précarité sociale et environnementale. C’est donc un leurre. Il faut réfléchir à quelque chose de plus pertinent et plus rapidement », place d’emblée le débat Christine Arrighi, députée des Hautes-Pyrénées EELV. 

 « Ne serait-il pas moral de socialiser une partie des gains que vous avez réalisés sur ces très bonnes années ? », lance à son tour Marie-Christine Dallo, députée LR du Jura. « Votre taux d’imposition effectif a été de 2 %. N’estimez-vous pas que vous pourriez participer davantage à une forme de solidarité nationale, lance à son tour le rapporteur Manuel Bompard. Vous expliquez l’augmentation des tarifs par la loi de l’offre et de la demande. Est-ce que les entreprises de votre secteur n’y ont pas contribué ? Que répondez-vous à ceux qui vous reprochent d’avoir mis fin à des contrats long terme pour favoriser le spot rémunérateur et d’avoir organisé sciemment le désordre et les retards de livraisons pour accentuer les effets de l’offre et de la demande et favoriser la hausse des prix ? », assène-t-il en rafale.

Lecteur assidu du classement estival des milliardaires, le député LFI-Nupes des Bouches-du-Rhône ne se privera pas de placer les termes du débat sur un plan personnel, rappelant que depuis 2021, Rodolphe Saadé, PDG du groupe CMA CGM, fait partie du « club des cinq milliardaires français qui possède autant de richesses à lui seul que 27 millions de Français avec une fortune en dizaines de milliards de dollars ».

Le ton est donné. Il est question de solidarité nationale et de socialisation des bénéfices, expression plus communément associée à celle des « pertes » et de mettre les entreprises au service de l'intérêt de tous (…sans les nationaliser évidemment).

Ce sont quelques-unes des questions auxquelles Rodolphe Saadé, PDG du groupe CMA CGM, a dû répondre le 27 septembre, auditionné par les parlementaires dans le cadre de la dernière séance d’une « mission flash » à l’intitulé explicite : « les entreprises énergétiques et du transport maritime qui ont dégagé des profits exceptionnels pendant la crise ». Les dix députés ont démarré leurs auditions le 20 septembre par les organisations syndicales et les dirigeants d’Engie (Catherine MacGregor) et TotalEnergies (Patrick Pouyanné). Les deux rapporteurs – David Amiel (député Paris 13e, Renaissance) et Manuel Bompart (député Bouches-du-Rhône, LFI-Nupes), tous deux issus de la Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire –, doivent rendre leurs conclusions en octobre, juste avant l'examen du projet de loi de finances pour 2023, qui promet de vifs débats.

Taxe, contribution exceptionnelle, impôt spécial, contribution additionnelle provisoire

Si le sujet est clairement défini : la taxation des « super-profits », que certains qualifient de « rentes de guerre », « profiteurs des crises » ou plus sobre d’« indus », tous n’en ont pas la même définition. Et les mots ont leur mot à dire. Selon la sensibilité des députés, il a été question de « taxe », de « contribution exceptionnelle », d’« impôt spécial », d'une « contribution additionnelle provisoire »… Une nuance de langage qui a son importance : la contribution est indexée sur le chiffre d'affaires, la taxe sur les bénéfices.

La préférence du gouvernement, qui n’a qu’une majorité relative, est connue. Bruno Le Maire défend le principe de « contribution volontaire » des entreprises, au niveau national tandis qu’Emmanuel Macron s’est dit favorable à une mise à contribution à l'échelle européenne des énergéticiens à des fins de redistribution aux pays membres pour alléger la vie chère des concitoyens. Bruxelles compte établir une moyenne des bénéfices des trois dernières années et imposer un reversement de 33 % sur les profits qui dépasseraient de 20 % cette moyenne.

La Nupes avait, sur ce sujet, tenté d'obtenir un référendum d'initiative partagée, ne laissant aucune place au doute sur ses intentions et ses convictions. Dans le détail, la coalition de gauche veut cibler les groupes de tout secteur dont le résultat imposable supplémentaire est au moins 1,25 fois supérieur au résultat moyen des années 2017, 2018, 2019, avec un barème progressif de taxation de 20 %, 25 % ou 33 % des « super-profits » pour une durée allant jusqu'à la fin 2025.

Mauvaises taxes et profits utiles

En quelques semaines, Rodophe Saadé aura eu rendez-vous deux fois avec la représentation nationale à propos du même sujet : les bénéfices que son groupe a générés en temps de crise.

Pendant une heure et demie, il y a exposé ses contraintes, expliqué ses problématiques, posé les raisons pour lesquelles le transport maritime bénéfice d’avantages apparents (imposition sur les capacités déployées et non sur les bénéfices), rappelé les défis propres à son secteur (une décarbonation exigée sans possibilité à ce jour de sourcer des alternatives vertes au fuel)… Il a déployé ses arguments sur le thème des bons bénéfices et des mauvaises taxes, dissociant des profits utiles – car réinvestis non pas en dividendes mais en emplois et en création de valeur sur le territoire –, et des taxes économiquement peu pertinentes quand la redistribution n’a pas d’impact ou l’affectation pas bien encadrée.

Il s’y montré précis, comme devant les sénateurs, mais parfois à la limite de la contradiction, offrant une brèche aux députés bretteurs. « D’un côté, vous soutenez que la taxation va vous desservir par rapport à vos concurrents et dans le même temps vous nous dîtes que vous préférez faire des efforts par vous-mêmes mais qui ne sont pas suivis par la concurrence. Finalement, puisque vous avez parlé à plusieurs reprises d’équité, une taxe ou une contribution ne serait-elle pas plus équitable qu’un effort personnel dans la mesure où vous n’avez aucune garantie que la concurrence en fera de même. Si je vous suis, un dispositif qui s’appliquerait via les escales à l’ensemble des activités sur le territoire national, quelle que soit la nationalité de l'opérateur, serait plus juste », reviendra plusieurs fois à la charge Manuel Bompard.

Le transport maritime et la production d’énergies au même régime

Le PDG du groupe, qui a réalisé 18 Md$ de bénéfices en 2021 et près de 15 Md$ sur le premier semestre, a été contraint de clarifier à plusieurs reprises sa position un peu trop vite rangée dans une case par les députés : « je ne suis pas contre une taxation mais contre le fait qu’elle soit appliquée à l’échelle du pays, ce qui n’a pas beaucoup de sens dans une industrie mondialisée comme la nôtre ». Il n’est pas contre mais il n’est pas pour non plus. En tout cas, il a tenté de « faire comprendre pourquoi il ne faut pas le faire ainsi ». Quoi qu’il en soit, si la « loi est claire », il « s’y soumettrait bien évidemment ».

Alors que la hausse des prix de l’énergie a coûté à l’armateur en coûts d’exploitation plus d’1 Md€ sur six mois, il s’étonne de se retrouver ainsi entendu dans le cadre de cette commission dédiée aux entreprises énergétiques qui auraient profité de la situation pour s’enrichir. D’autant qu’il le répète une 1001 fois : les résultats de CMA CGM sont liés au déséquilibre de l’offre et de la demande et aux bouleversements inédits dans la chaîne d’approvisionnement.

« Nous avions anticipé depuis plusieurs années déjà les évolutions de la demande tirée par le développement d’une logistique plus mondiale pour les entreprises et l’essor de l’e-commerce pour les particuliers. Mais la pandémie les a accélérées dans des proportions que personne n’avait prévues. Les tensions ont redoublé avec la forte reprise qui a suivi les déconfinements. Le déséquilibre entre l’offre et la demande n’a jamais été aussi exacerbé et a déclenché une explosion des taux de fret ».  

Une sous-rentabilité chronique pendant une décennie

« Dans notre secteur, le prix est fixé par l’offre et la demande et le moindre impact sur la structure des coûts se répercute sur notre profitabilité. Pour ces mêmes raisons, nous avons plus souvent été dans le rouge ces quinze dernières années », ajoutera Michel Sirat, le directeur financier du groupe qui fait référence à plus d’une décennie de sous-rentabilité chronique. « En ce sens, on ne peut pas parler de super-profits parce qu’il y a eu deux années exceptionnelles », reprendra le patron du troisième armateur mondial de porte-conteneurs. La rentabilité moyenne du groupe a été de 0,7 % de 2017 à 2019, est-il rappelé.

Le dirigeant refuse d’entendre qu’il a joué des capacités pour faire monter artificiellement les prix. S’il suffisait de ralentir les navires pour gagner de l’argent, pourquoi ne pas l’avoir fait avant, renverra-t-il la balle.

« Depuis le début de la crise sanitaire, nous avons augmenté la capacité de transport de 18 % avec l’acquisition et des commandes pour 137 navires et l’entrée en flotte de 500 000 conteneurs ». Quant au jeu entre les capacités spot et long terme : « nous avons été les premiers à inciter nos clients à opter pour du pluriannuel, un contrat dans lequel nous nous engageons à garantir de l’espace à bord à des prix compétitifs sur une période longue en contrepartie de volumes à charger. On a la moitié de nos capacités fixées sous le spot. Si on avait agi ainsi, on aurait eu une vision bien étriquée du marché ».

Responsabilité d’entreprise 

Il estime avoir participé d’une « forme de solidarité nationale », pour reprendre l’expression d’un député. En capant les taux de fret dès septembre 2021, le groupe s’est privé d’une ressource qu’il estime à 1,2 Md$. La baisse des tarifs de 750 € pour le transport d’un conteneur de 40 pieds en importation depuis l’Asie vers la France et dans les DOM TOM représente un manque à gagner de 25 M€/mois. « Nous avons été les seuls au sein de notre industrie à avoir pris un tel engagement ».

Les profits ? Ils sont réinvestis à 90 % dans le développement du groupe. Les dividendes ? « Ils ne sont reversés qu’à 10 % des actionnaires » (le groupe est d’ailleurs reconnu par l’agence de notation Moody’s pour cette politique conservatrice). Et il rappelle à cet effet que la décarbonation de l’industrie maritime, qui ne pourra pas faire l’économie d’une « révolution industrielle » dans la motorisation selon les experts, nécessitera un investissement mondial entre 1 800 et 2 400 Md$. Le chiffrage de cet iceberg financier provient d’une étude mandatée par la Chambre internationale de la marine marchande (ICS).

Le premier employeur privé de la ville de Marseille, où il a rapatrié toutes les activités (logistiques) acquises dernièrement, et ce faisant, les a réintégrées dans le dispositif fiscal français (la logistique est soumise à l’impôt de droit commun sur le revenu des sociétés et ne bénéficie pas de la taxe au tonnage), endossera à nouveau le costume du dirigeant économiquement patriote. « Il faut être équitable avec CMA CGM qui joue le jeu de la responsabilité nationale ». Et de rappeler la reprise de quelques dossiers en souffrance qui ont en effet rendu service au plus haut lieu : le logisticien de l’automobile sous actionnariat russe  Gefco, avec la préservation de 10 000 emplois dont 3 500 en France, le soutien à des entreprises de son secteur en difficulté (Brittany Ferries) et l’entrée au capital d’Air France KLM dans le cadre d’une recapitalisation pour relayer l’État français coincé par les règles européennes.

Que fait-on du produit de la taxe ?

« Instaurer une taxe française aurait un double effet : affaiblir notre compétitivité par rapport aux concurrents européens, eux bénéficiaires de la taxe au tonnage [comme CMA CGM depuis 2005, NDLR] et entraver notre capacité à investir, préparer l’avenir et amortir les crises du fait du caractère très cyclique du secteur ». À l’heure où il s’exprime, les taux de fret ont en effet chuté de façon vertigineuse, passés de 13 000 à 4 000 $ en quelques semaines pour un conteneur de 40 pieds sur les routes les plus lucratives.

« Si je paie un impôt spécial, que faites-vous de mes concurrents ? Vous les auditionnez aussi ? », dégaine à son tour Rodolphe Saadé, seule entorse à une forme de respect poli qui l’accompagnera tout au long de la séance.

Pour lui taxe ou pas taxe, le sujet est celui de la réaffectation. « Nous avons concédé 750 € sur nos tarifs, pour autant le prix du kilo de pâtes n’a pas changé, il me semble. Voilà un exemple où nous devrions travailler tous ensemble. J’ai fait le geste, cela nous coûte 25 M€ par mois mais c’est sans effet ». Comment et pourquoi ? Il n’a pas la réponse mais renvoie la discussion entre la grande distribution et les collectivités.

In fine, il n’y a qu’une taxe qui trouve grâce à ses yeux : celle de la transition énergétique, une idée chère à son concurrent Maersk mais avec laquelle CMA CGM avait pris ses distances ou du moins réservé ses positions. « Taxe ou pas taxe, s’il n’y a plus de planète, on n’est plus là. Oui, nous sommes disposés à contribuer à cette taxe-là. »

Adeline Descamps

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