Après plusieurs années compliquées, Brittany Ferries se remet à flot

Après avoir cumulé 220 M€ de pertes et contracté une dette conséquente, Brittany Ferries renoue avec les bénéfices et ses trafics retrouvent peu à peu leur jauge initiale. L’activité transmanche est encore à la peine mais les orientations stratégiques prises ces dernières années – arc atlantique et liaisons longues –, s’avèrent payantes

Sortie de plusieurs années d’exploitation doublement compliquées, et pour le transport maritime de passagers et pour le marché transmanche, Brittany Ferries a redressé la barre l’an dernier, premier exercice qui donne par ailleurs la pleine mesure de l’impact du Brexit. En l’occurrence, les échanges économiques entre l’Union européenne et le Royaume-Uni via les ports français sont en baisse de 15 %, a indiqué Jean-Marc Roué, le président du Conseil de surveillance.

Depuis 2016, date de la première mention du référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’Europe et le décrochage de la livre sterling qui s’en est suivi, la compagnie bretonne — qui fonde 80 % de son modèle économique avec le passager, libelle en livres sterling mais règle ses coûts en euros –, jongle avec les morsures de la conjoncture.

Si elle est aujourd’hui libérée des restrictions sanitaires, l’exercice 2022 (novembre 2021-octobre 2022) ne fut pas, encore une fois, une année de plein exercice. Il manque cinq mois d’activité au compteur du 1er novembre jusqu’à la fin mars. Les restrictions de voyage se sont poursuivies jusqu’en janvier 2022 et il faudra attendre le printemps 2022 pour que Brittany Ferries annonce la remise en service de l’ensemble des navires de sa flotte. La société, basée à Roscoff, a transporté 1,84 million de passagers « mais sur sept mois d’exercice » quand en 2019 elle en accueillait 2,5 millions sur un an. 

Succès des lignes longues

L’année 2022 a notamment confirmé une tendance déjà observée pour la précédente saison : le succès des lignes longues, celles reliant la France à l’Irlande et l’Irlande à l’Espagne. Les lignes France-Irlande/Espagne présentent un trafic passagers (+ 48 %, 177 495 pax) en hausse par rapport à 2018-2019. La performance s’explique aussi par le fait que Brittany Ferries a étoffé ses liaisons maritimes entre la France et l’Irlande, en doublant la ligne Roscoff/Cork et en ouvrant aux passagers la route Cherbourg/Rosslare, précédemment réservée au trafic fret. 

Le fret, avec 167 711 unités transportées sur l’exercice 2021-2022, toutes lignes confondues, est en baisse de 17 % par rapport à 2018-2019. Les volumes peinent à retrouver leur niveau de 2019, tirés vers le bas par les lignes transmanche comme pour l’exercice d’avant et vers l’Espagne depuis le Royaume-Uni (- 22 %). En revanche, les flux Irlande-France/Espagne profitent toujours de l’évitement du Royaume-Uni (+ 272 %, 23 717 unités roulières). La sortie du Royaume-Uni de l’UE, devenant un pays tiers, a ouvert la voie aux routes maritimes directes vers l'Irlande, pour éviter le transit par le Royaume-Uni.

Que ce soit sur le passager (- 35 %, 1,35 million) ou sur le fret (- 27 %), le transmanche est en difficulté. La ligne passager Le Havre-Portsmouth paie le prix le plus fort (- 95 %, 6 381 pax). La ligne phare pour le passager – Caen/Portsmouth (617 179 pax) – , est en chute de 27 %. Avec 255 198 passagers, celle de Saint-Malo/Portsmouth est aussi en perte de 35 % (255 000 pax). Sur le fret, le service à gros gabarit (Caen/Portsmouth) limite la casse (- 15 %) pour atterrir à un peu plus de 86 000 unités. Le Havre/Portsmouth, second en volume mais sans commune mesure avec un peu moins de 14 000 unités, dévisse de 40 %. 

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Bénéfice après deux années de déficit

Après deux exercices très déficitaires (220 M€ de pertes cumulées), la compagnie a réalisé sur l'exercice 2021-22 (clos fin octobre) un bénéfice net de 22,6 M€ pour un chiffre d'affaires de 444,7 M€, plus du double du chiffre d'affaires de l'année précédente (déficitaire) qui était de 202,4 M€ et inférieur de 22 M€ à celui l’exercice 2018-2019, dernier exercice avant crise Covid et Brexit.

La conversion du soutien financier de CMA CGM en actions arrive à point nommé. En 2021, l’armateur français de porte-conteneurs avait apporté à Brittany Ferries un apport financier de 25 M€ dont 10 millions en obligations convertibles et 15 millions en avances remboursables. Il transforme aujourd’hui le prêt en capital à hauteur de 12 %. 

L’année 2023 sera un baromètre plus fiable, à la fois de son activité et du retour sur investissement de la stratégie déployée. La compagnie est d’ores et déjà confortée par ses réservations en forte hausse de 23 % par rapport à 2022, proche des niveaux d’avant-criseS. Dix navires mixtes passagers-fret devraient naviguer dès ce mois-ci, soit la quasi-totalité de sa flotte.

Mais elle reste lestée d’une dette Covid (Prêt garanti par l’État de 122 M€ auprès de 12 banques et Bpifrance ; 85 M€ en avances remboursables des régions Normandie et Bretagne à rembourser dès 2026) qui vont peser sur ses comptes pendant un temps certain alors qu’elle n’était que faiblement endettée (70 M€, dont 35 M€ imputables au rachat de Condor Ferries à hauteur de 30 %) quand la crise sanitaire a éclaté.

Brittany Ferries peine en Manche mais performe sur les lignes longues

Des investissements en dépit de la crise

« Nous n’avons pas ralenti le pas, avons maintenu les investissements notamment en faveur du renouvellement de la flotte avec un carburant de transition qui ouvre la voie à la décarbonation du transport maritime ». Jean-Marc Roué se réfère notamment aux deux navires hybrides GNL-électriques commandés en milieu d’année 2021, au pic de la crise.

En dépit de la situation, Brittany a en effet remis les couverts avec Stena pour deux nouveaux navires affrétés dans le cadre d’une charte partie plus courte de dix ans avec option d’achat au bout de quatre ans. La compagnie, dont l’actionnariat est composé à 83,74 % d’intérêts agricoles, opère dans le cadre d’un modèle atypique, bénéficiant de la confiance des deux régions Bretagne et Normandie qui financent les navires et les louent via leurs sociétés d’économie mixte respectives – Somanor pour la Normandie (quatre navires) et Somabret pour la Bretagne (trois).

Quand les charges de loyer, assumées donc par les SEM, se transformeront en dette – dans le cas de l’exercice de l’option d’achat –, « l’entreprise pourra acquérir un navire récent à un prix divisé par deux » tandis que « l’impact net du coût des loyers et de la baisse de l’endettement se traduit dans l’immédiat par une économie de 50 M€ à horizon de cinq ans », avait précisé le président du conseil de surveillance à l’occasion de l’annonce de ses nouveaux investissements.

Les deux nouvelles constructions font suite aux trois dernières livraisons. Le Galicia, en service entre Portsmouth et Santander dans le nord de l’Espagne, a été livré en décembre 2020. Il a été le premier ferry d’une série de trois de la classe E-Flexer que la compagnie a affrétés après de Stena. Depuis, il a été rejoint par le Salamanca (en 2022, lignes Cherbourg - Portsmouth /Portsmouth– Bilbao) et le Santona (fraichement livré, lignes Cherbourg/Portsmouth et Portsmouth/Santander), ces deux derniers étant propulsés au GNL.

Transmanche : unité française face au dumping social

Concurrence débridée en Manche

Sur un plan plus politique, Jean-Marc Roué, ex-président d’Armateurs de France, est redoutable, exerçant sans relâche la vigie et endossant un rôle de lanceur d’alertes face à la montée en puissance d’une concurrence débridée en Manche, qui serait destructrice pour le pavillon français.

La concurrence s’est exacerbée ces derniers mois sur le détroit avec l’arrivée d’Irish ferries dont les navires sous pavillon chypriote n’emploient aucun marin européen. Mais c’est surtout la violence du licenciement sans préavis de tous les marins britanniques chez P&O Ferries, immédiatement remplacés par des extra-communautaires, qui a choqué de part et d’autre du Channel.

« Elles peuvent désormais pratiquer une guerre compétitive des prix sur le transmanche, en faisant payer le prix fort aux marins employés qui ne bénéficient ni de retraite ni de protection de santé. On peut appeler cela de l’ultra-libéralisme. Pour moi, cela s’appelle la loi de la jungle », a encore répété il y a quelques jours Jean-Marc Roué, invité de la chaîne d’information en continu, BFM Business.

Le message a été plutôt vite perçu par les pouvoirs politiques. Á l’occasion des Assises de l’Economie de la mer, le 8 novembre dernier à Lille, Hervé Berville a répété, moyens déployés à l’appui, sa détermination à mettre la pression sur le dumping social en Manche.

Le 30 novembre, il réunissait les armateurs concernés pour leur présenter un projet de charte d’engagement volontaire, similaire au texte préparé de son côté par le gouvernement britannique. Cette charte de bonne conduite a été signée par Brittany Ferries, Condor Ferries, DFDS et Stena mais rejetée par P&O, Irish Ferries et CldN (Cobelfret), qui renforce sa présence avec un nouveau service Zeebrugge/Rotterdam-Teesport tandis qu’il pousse la capacité sur le Zeebrugge/Purfleet à compter du 18 mars.

Transmanche : les propositions de loi contre le dumping social naviguent de conserve

Trois propositions de loi

Faute de gentlemen’s agreement, le passage par la loi s’est imposé. Le sujet intéresse manifestement les députés puisque trois propositions de loi ont été déposées devant le bureau de l’Assemblée nationale par différents groupes politiques : Renaissance (par le député Didier le Gac), Nupes (par le député PCF Sébastien Jumel) et RN (par le député du Nord Pierrick Bertelot). 

Soutenue par le gouvernement, la proposition de loi portée par le député du Finistère Didier Le Gac imposerait le salaire minimal français aux marins travaillant sur les lignes régulières. Elle sera examinée dès le 22 mars à l’Assemblée nationale.

Pour le shipping français, il y a urgence, rappelle Jean-Marc Roué, « car nous n’avons pas de règlement européen comme il en existe pour le routier et l’aérien. »

Adeline Descamps

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