Céréales européennes sous pression : Bruxelles sort l'arsenal contre les importations ukrainiennes et russes

Crédit photo ©VolodymyrT
La Russie et l'Ukraine, bien qu’en guerre, représentent près de 70 des 212 millions de tonnes de céréales exportées durant la campagne 2023-24. Exemptées de droit de douane, les importations agricoles ukrainiennes et russes exercent, différemment, une concurrence déloyale sur les grains européens. La filière française est inquiète, notamment de la montée en puissance des grains russes sur les marchés. Bruxelles finit par réagir.

Feux, pétards et fumigènes, sirènes et trompettes, tracteurs en rangée militaire sur les routes et les autoroutes, actes de vandalisme contre des cargaisons de céréales importées aux frontières pour en bloquer le transit, occupation des routes commerciales « lignes de vie » pour les exportations des céréales ukrainiennes...Depuis février, les agriculteurs des pays voisins de l’Ukraine font entendre une colère trop longtemps étouffée.

Les agitations des agriculteurs polonais, tchèques et bulgares s’inscrivent certes dans le vaste mouvement de rejet des fermiers européens du Pacte vert (bouquet de législations environnementales) qu'ils rendent responsables de leurs conditions d’exploitation en dessous des seuils de rentabilité.

Mais les importations de denrées agro-alimentaires ukrainiennes, loin des standards de l'UE, bien moins chères et accusées de plomber les prix, sont devenues un des symbole de l’exaspération européenne. Et les agriculteurs ukrainiens, avec leurs vastes terres arables qui en faisaient avant la guerre une machine exportatrice redoutable, les coupables désignés d'une concurrence déloyale, exacerbée par les dernières mesures européennes au titre du soutien économique apporté à l'Ukraine agressée.

Afin d'aider Kiev, à la suite de l'invasion de son voisin, Bruxelles a supprimé en 2022 les droits de douane sur plusieurs produits ukrainiens transitant par l'UE. Effet contreproductif. En raison de problèmes logistiques, les exportations ukrainiennes, destinées aux pays tiers, ont inondé les marchés européens (+ 11 % en janvier-septembre 2023 selon Bruxelles).

Un chemin pour l'excédent de céréales exportables

Les producteurs ukrainiens effectuent les récoltes « sous les attaques de missiles et malgré le danger des mines russes », avait réagi avec colère le ministre ukrainien de l’Agriculture lorsque les agriculteurs polonais ont éventré des sacs de céréales à la frontière.

L'Ukraine tente par tous les moyens de frayer un chemin par la mer Noire pour son excédent de céréales exportables (50 Mt pour la campagne juillet 2023-juin 2024). 

Sur les cendres de l’accord entre les deux belligérants, qui avait été négocié en juillet 2023 sous l’égide de l’ONU pour permettre le transit des céréales au titre de la sécurité alimentaire mais que Moscou a dénoncé, Kiev est parvenu à mettre en œuvre un corridor alternatif, solutions d'assurance inclues, le long des côtes des États membres de l'OTAN.

En dépit des risques de guerre, le Kremlin ayant menacé de traiter tous les navires comme des cibles militaires potentielles, la nouvelle route a permis (données arrêtées en janvier), après cinq mois de fonctionnement, de sortir 15 Mt du pays (469 navires) depuis les ports d'Odessa, de Chornomorsk et de Pivdenny.

Effet contreproductif

Le vice-ministre au Commerce Taras Kachka a dû reconnaître que si les céréales ukrainiennes se sont maintenues sur ses marchés traditionnels « où c'était possible comme au Soudan ou en Somalie », il y a eu aussi un « appétit accru » en Europe, notamment de l’Espagne pour le blé ukrainien.

L’an dernier, estimant être inondé, Varsovie avait créé une crise au sein de l’UE en imposant unilatéralement courant 2023 un embargo sur les céréales ukrainiennes, contrevenant ainsi aux règles de l'UE. Pour calmer le jeu et au regard des enjeux pour ses exportations, Kiev a voulu donner des gages en soumettant les acheminements vers ces pays à des licences d'exportation. Mais la colère n'a pas refroidit.

Plafonnement des importations agricoles ukrainiennes

Alors que l'exception sur les droits de douane, qui arrive à terme en juin, devait être discutée en vue de sa prolongation pour un an de plus, le conseil et le parlement européens sont convenus la semaine dernière de plafonner certaines importations agricoles ukrainiennes jusqu'alors exemptées de droits de douane, parmi lesquelles les œufs, les volailles, le sucre, l’avoine, le maïs et le miel. Mais le blé et l'orge ne figurent pas sur la liste alors que les eurodéputés le demandaient.

L'accord doit encore être entériné formellement par les Vingt-Sept comme par les eurodéputés, en commissions puis en séance plénière fin avril, avant l'entrée en vigueur le 6 juin. S'il parvient jusque-là, les importations dédouanées de ces produits seront de facto plafonnées aux niveaux moyens importés par l'UE en 2022 et 2023, niveaux au-delà desquels des droits de douane seront automatiquement réimposés.

Les eurodéputés auraient souhaité que la période de référence soit assise sur la moyenne de trois années (2021-2023), les organisations agricoles critiquant le fait que le plafonnement corresponde aux volumes très élevés des deux dernières années à l'origine de la crise.

La filière française inquiète de la montée en puissance du blé russe

Au micro de France Info, le ministre français de l'Agriculture Marc Fesneau a estimé le mécanisme incomplet, souhaitant inclure « plus de céréales ». « Le blé français ne peut pas être la variable d'ajustement du soutien à l'économie de l'Ukraine », a-t-il signifié.

La filière céréalière française a contribué à hauteur de 10 Md€ aux excédents de la balance commerciale du pays en 2023. Réunie à Paris le 20 mars à l’invitation de l'interprofession des céréales autour d'une de ses « Matinées export », la filière française – troisième exportateur mondial de produits agricoles et agroalimentaires et leader européen de la production et de l’exportation de céréales –, a manifesté à cette occasion ses inquiétudes à l’égard de l’influence russe sur les marchés internationaux.

La Russie « œuvre de façon extrêmement violente, désintègre les fondamentaux du marché et nous met dans une position difficile. Nous devons réagir. La France doit réagir. L'Europe doit réagir », a martelé Jean-François Loiseau, le président d’Intercéréales alors que le ministre délégué au Commerce extérieur Franck Riester était présent.

La Russie et l'Ukraine, bien qu’en guerre et entravées, représentent près de 70 des 212 Mt exportées sur la campagne 2023-24. La filière agricole russe, profite des difficultés de son voisin pour inonder les marchés en Afrique et au Moyen-Orient. « Imaginez demain si Vladimir Poutine a dans sa main le blé non seulement russe, mais le blé ukrainien (...) Cette question de la Russie en Ukraine est absolument clé pour l'avenir de votre filière », leur a répondu le représentant du gouvernement, tout en promettant « un plan spécifique de simplification pour les exportateurs ».

L’offensive en Algérie, désormais cinquième importateur de blé russe, n’a pas échappé aux exportateurs français. La part de marché de l'ancienne puissance coloniale est tombée à 20 % pour la campagne en cours (2023-24), contre 90 % en 2019-2020.

Embargo sur les céréales en provenance de Russie

Dans un courrier commun adressé à la Commission européenne, la République tchèque, la Pologne et les trois États baltes demande l'instauration d'un embargo sur les céréales russes et biélorusses, invoquant la pression sur les marchés européens, la concurrence exercée sur « la production des agriculteurs de l'UE » mais aussi une obligation morale. « Il est crucial d’empêcher des céréales potentiellement volées en Ukraine d'entrer sur le marché de l'UE », indiquent-ils. Selon leurs données, l'UE a importé 1,53 Mt de céréales de Russie pour un montant de 437,5 M€ en 2023.

La Lettonie a déjà interdit l'importation de produits alimentaires en provenance de ces deux pays, y compris ceux transitant par des pays tiers.

Ils ont manifestement été entendus. Alors que les sanctions européennes contre Moscou ont jusqu'à présent veillé à ne pas cibler le secteur agricole pour ne pas nuire aux pays tiers d'Asie et d'Afrique, très dépendants de la puissance agricole russe, la Commission européenne a levé cette ligne rouge.

La présidente, Ursula von der Leyen, a proposé le 21 mars d'imposer des droits de douane sur les céréales russes (alors qu'elles en sont actuellement exemptées dans l’UE en vertu des règles de l'Organisation mondiale du commerce). « Cette mesure privera la Russie des recettes de ces exportations et garantira que les exportations illégales de céréales ukrainiennes volées par la Russie n'entrent pas sur le marché de l'UE », a souligné la présidente de la Commission.

Le commissaire chargé du Commerce, Valdis Dombrovskis, a toutefois précisé ensuite que ces taxes « n'affecteraient pas les céréales russes transitant vers des pays tiers ».

Pour être entérinée, conformément à l'article 16 du traité sur l'UE, la proposition devra obtenir la majorité qualifiée, soit au moins 15 pays représentant 65 % de la population du marché communautaire.

Peu d'influence sur les prix

Les cours des céréales se sont consolidés des deux côtés de l'Atlantique ces derniers jours, les marchés aiguillonnés par les dernières annonces européennes.

Le prix du blé européen, qui s'était déjà raffermi après avoir atteint début mars son plus bas niveau depuis l'été 2020, est repassé la semaine dernière au-dessus de la barre symbolique des 200 € la tonne pour l'échéance de mai, avant de se tasser un peu.

La tendance était la même pour le maïs, qui s'échangeait en milieu de semaine dernière autour de 186 €/t pour l'échéance de juin sur Euronext.

Les prix des céréales russes, qui restent le baromètre sur les marchés mondiaux, ont un peu grimpé.

Pour Damien Vercambre, courtier chez Inter-Courtage, cité par l’AFP, l'effet de ces initiatives politiques sur les marchés agricoles pourrait être de court terme car
la Russie « pourrait décider de saper les autres grands exportateurs en abaissant par exemple ses taxes sur les exportations de céréales ».

Le blé européen retranché sur le Maroc et la Chine

Le premier exportateur mondial de blé devrait engranger une récolte exceptionnelle de 147 Mt en 2024. Les exportateurs de blé de l'Union européenne, eux, sont confrontés à une fin de saison lente, évincés par les grains de qualité russe qui ont rendu le blé européen dépendant des ventes au Maroc et à la Chine, selon les négociants et les analystes.

La France et l'Allemagne conservent un avantage au Maroc en raison des courtes distances de transport et de l'adéquation de leur blé avec les besoins des meuniers locaux. La Chine est également devenue un acheteur régulier de blé français dans le cadre de ses importations croissantes de céréales qui, jusqu'à présent, n'incluent pas (encore) le blé russe.

La Commission européenne prévoit que les exportations de blé tendre de l'UE de la campagne en cours diminueront de 5 % par rapport à l'année précédente pour atteindre 31 Mt, malgré une offre plus importante cette saison.

Adeline Descamps









 

 

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